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Des mots et des visages

 

Le parcours d'une vie, c'est celui des rencontres qui la jalonne.

Bruno Bérenguer Photographie

Michel est maçon. Il ne construit pas. Il ordonne ce qui existe.

J'ai suivi son père qui, avant lui, arpentait de longues heures la montagne à la recherche du caillou idéal. L'œuvre au cœur. Tout n'était que dos courbé et mains calleuses, silence et observation, rire et malice. Il n'était pas fou : il voyait simplement des choses que je ne voyais pas.

Michel est de la même veine. Il dresse les cailloux les uns contre les autres. Et je ne sais par quel miracle, ils ne lui en veulent pas. Bien au contraire. Ils se laissent caresser, nettoyer, façonner, apprêter. Ils savent par avance que chacun sera à sa place. Ils ne sont pas là pour rien, maintenant qu'ils ont été choisis.

Les mains de Michel respirent bon la poussière. Elles connaissent l'ordre et la mesure, la douleur et l'humilité. Réaliser un mur en pierres sèches, c'est avoir le sens de la verticale, de l'horizontale et de la profondeur. C'est vouloir rassembler ce qui est épars.

Rencontrer cet homme, c'est apprendre l'œuvre unique.

Yvon est éleveur de charolais. Auprès de lui, le Temps se recale spontanément. On ne s'en rend pas compte immédiatement. Il a l'heure juste, celle des saisons, de la lumière et du don de soi.

 

Avoir la chance d'effectuer le tour de son domaine, c'est calligraphier les pleins et les déliés des bocages vallonnés. C'est lire d'un regard l'immobilité d'un taureau. Voir se répéter inlassablement la fourche et la paille, le biberon et le veau.

 

Ses gestes sont tels qu'ils paraissent avoir été transmis. Sa présence est telle qu'il vous amène ailleurs.

 

Les mains d'Yvon s'irriguent à l'histoire de la sciure de bois, de la poussière de pierre et du sang des naissances.

Rencontrer cet homme, c'est apprendre le sensible et la force.

Bruno Bérenguer Photographie
Bruno Bérenguer Photographie

J'ai ouvert les yeux de bonheur. Rien sur l'agenda. Mais j'avais rendez-vous.

Voiture. Direction Paris. Ciel rose. Rues vides.

Fruits et légumes, fromages et coquillages, les étals se serrent pour se réchauffer.

"Nation" dans l'ombre. En contre-jour, la force imposante de sa sculpture monumentale, "Le Triomphe de la République". Attirance magnétique. Je me gare. Traverse l'étendue.

L'ile est gardée par Dan. Il m'accueille de cris d'âme et de gesticulations affectueuses.

Il a la main tendue à tous ceux qui veulent bien.

J'entre dans le cercle et suis à ses pieds.

Il m'explique qu'ici, tout est dans l'axe et que nous sommes au centre.

Il me montre la perspective du boulevard, la trajectoire du soleil. Il me montre la femme. Il est ému. Il me la désigne d'un mouvement de tête.

Il y a "La République" ; il y a "La Justice et l'Equité" ; mais sa femme à lui, c'est "La Paix".

Je lui demande l'autorisation de.

Lui, il veut bien ; mais il faudra que je lui demande à elle. Il repart faire son tour de ronde aux enfants qui veulent bien.

Je me rapproche timidement, et tourne dans l'autre sens.

Le soleil est bien là quand il revient vers moi.

Le bronze se réchauffe. Nos mains fusionnent. Son regard.

C'est sûr, cet homme est fou amoureux.

Il m'explique par gestes et silences.

Il la regarde, ébloui. Il se rapproche.

La touche.

L'étreint.

La murmure.

L'intime.

Il est seul, entier, centré.

Debout.

L'Instant était là ce matin.

Gramme de beauté.

Merci, Dan.

Paul et Gabriel sont vignerons.

Leurs vignes se lisent à ciel ouvert, pour qui est initié à la langue oubliée.

La partition s'écrit à même la terre, à pied ou à cheval ; ici, les notes et les arômes sont en liberté.

S'irriguer à la biodynamie, c'est être attentif à la courbure des ceps et s'éclairer au clair de lune. 

Paul et Gabriel sont père et fils. 

Au fil du temps, leur terroir s'enrichit de la transmission et de la différence.

Bruno Bérenguer Photographie
Bruno Bérenguer Photographie
Bruno Bérenguer Photographie

En ce temps-là, notre univers était fait d'encre et de volutes, de soleil sur les marches et de places au fond, de courbes et de chevelures, de reliques et d'initiation.

 

Nous prenions les autres aux mots et les choses à la lettre. Nous regardions de notre cage les oiseaux écrire à la plume sur la buée des fenêtres. Nous étions vierge de destination.

 

Nous recherchions déjà les zones de paix et de silence.

 

Brasser librement la terre à pleine bouche, déterrer quelques truffes de connaissance, laver la pierre à grande eau, s'allonger dos à la mort et regarder la vie dans les yeux.

 

Nous savions que le temps du cyprès est exactement le même que celui de la course des nuages.

 

Depuis, rien. Tout a changé. Mais c'est exactement pareil.

 

Nous avons tout perdu puisque tout gagné. Le différent est continuité. Le fossile est soluble. Les couleurs reviennent à chaque automne. L'air est respirable. Les chardonnerets sont là. La lune est pleine.Nous sommes l'autre. Le miroir est intact.

 

Seuls les mots de nos enfants s'écrivent sur nos visages.

Pierre est créateur d'ambiance automobile.

La roue tourne en silence.

Les gouttes d'huile diffusent délicatement le charme des courbes et les poussières d'étoiles.

Il y a des lieux habités et des transmissions solaires.

Pierre après Pierre, la continuité différente, l'enrichissement vénérable, le ronronnement.

Réduire la distance, renouveler l'intime.

Rencontrer cet homme, c'est apprendre la relation de chair et d'os, la gorgée des premiers mots, le charme discret de l'effacement.

Bruno Bérenguer Photographie
Bruno Bérenguer Photographie

C'était un samedi matin, tôt.

Nous avions pris ces heures depuis la veille.

Les ronds dans l'eau nous avaient finalement menés sur ces terres d'en face. Le chant des sirènes du Tapaloca chuchotait du sommet. Les notes, les mots, les mets et les boissons de Michel sont comme des cocktails à base de vent, de sel et d'écume colorée, qu'emportent les embruns jusqu'au marin de passage.

L'œil s'était ouvert à la nuit pour ne plus s'y fermer.

Dormir d'un œil, et savourer l'instant. Etre sur le qui-vive, sereinement, vraiment.

Les heures s'égrènent, graines de rêves éveillés, veillée arrosée, rosée de mer.

L'autre est là dans le silence et sa présence est un autre-là.

L'entendre aussi distinctement est signe d'abandon, pensées amarrées au ponton du voilier et à l’île du Frioul. Ce matin-là, face à face dans le carré, thé et café fumants aux viennoiseries insulaires.

J'aimais nos cheveux endormis et les miettes sur nos doigts, ces mots à peine échangés et déjà oubliés. Mais l'homme était inquiet. Le petit moteur du voilier était capricieux. Il y avait "avis de tempête" et nous ne pourrions faire sans, afin de manœuvrer et parvenir à sortir du port.

Je le savais, il m'en parla. Il se leva, avide d'une réponse.Les mouvements répétés pour démarrer le moteur nous l'apporta.

J'avais le beau rôle et me laissait vivre, curieusement étanche à une quelconque inquiétude.

Je faisais confiance aux évènements tels qu'ils se présentaient, et à celui avec qui j'étais ; celui qui justement avait initié chez moi quelques années auparavant cette attitude, cette manière d'être. Je rigolais en moi-même de cette pensée, à nous voir là tous les deux, lui s'agacer devant l'inflexibilité de la machine malmenée, moi à me voir aussi extérieur et détaché de la scène à laquelle j'assistais. Le moteur et le temps se noyèrent en même temps. Je lui tendis la main, l'invitant à venir me rejoindre, à reprendre le cours des choses là où.

De nouveau, ce matin-là, face à face dans le carré, thé et café fumants.Tu m'as dit : "Là, maintenant, je vais te faire écouter quelque chose..."

 

https://www.youtube.com/watch?v=bddxKvX7qxo

 

Les deux voix d'hommes emplirent l'habitacle ; le piano le fit voler en éclat.

Les mots, chaque mot frappaient dans nos têtes ; les notes, chaque note nous montraient le tao.

Nous étions deux traits d'union scellés entre mer et terre, entre clapotis et cliquetis, entre horizontal et vertical.

Il n'y aurait pas de fin, nous le savions, car ces moments n'ont pas de début.

Ils sont, sans les êtres qui les composent.

Là est leur essence.

Là est leur partage cœur à cœur.

Pour la dernière fois, ce matin-là, face à face dans le carré, thé et café froids.

En cet instant, nous savions le sacré en chacun de nous.

"Et maintenant, tu crois qu'il va démarrer ?", me demandas-tu avec ton large sourire.

"Evidemment" !!