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  • Photo du rédacteurBruno

Broyer du noir

Il y a des mots qui vous font tendre l'oreille : "broyer" en fait parti. Il annonce déjà une mauvaise nouvelle, provoque immédiatement des sensations désagréables.

Un mot dur comme un exhausteur de goût, juste et glacial dans l'actualité : "Twitter, la machine à broyer" Affaire Griveaux (L'Obs 18/02/20), "L'engrenage qui ne tardera pas à la broyer" concernant Vanessa Springora dans l'Affaire Matzneff (Le Journal de Montréal 14/02/20), "Une machine à broyer les femmes" Affaire Saint-Cyr (La Dépêche 06/02/20).


Un mot concassé, perception des premiers craquements quand les broyés sont des opposants (Chine, Chili, Venezuela, Burundi,...), des salariés (Conforama, Ascoval, Whirlpool, Ford,...), des manifestants (25 éborgnés et 5 mains arrachées lors des manifestations des Gilets Jaunes en France - source David Dufresne -, 300 morts en Iran en quatre jours du 15 au 18/11/19 - source Amnesty International -).


Un mot liquide où les os sont en miettes, où le sang coule à flot quand on parle des poussins. Ecoutez attentivement ces trois mots : broyage des poussins.


Ce matin, je les ai entendu, au milieu d'autres, pris dans un flot monocorde. Ce n'était pas la première fois, et pourtant ce matin, ils ont jailli, guillotiné du reste, m'enjoignant de revenir à la source. J'ai tendu l'oreille, vraiment, et c'est tout mon corps qui s'est mis en tension. Les mots à flot de peau.


Broyage des poussins. La tension est intrinsèque, polarisée par des images antinomiques, presque un oxymore. Pour finir en farine dans laquelle on roule le consommateur.


Broyer : écraser, réduire en miettes, en parcelles très petites, par pression ou choc. Poussin : symbole de fragilité, évoquant un être désarmé, un besoin de protection.


Quand j'entends "broyage des poussins", au-delà de l'acte barbare qu'il incarne et des images qu'il véhicule, j'entends "broyage symbolique de la vie". On bafoue l'innocence, on réduit à néant la pureté, on annihile la beauté de la fragilité. On nie jusqu'à l'âme.


"L'homme moderne est cet être revenu de tout, fier de ne croire à rien d'autre qu'à son propre pouvoir. Une confuse volonté de puissance le pousse à obéir à ses seuls désirs, à dominer la nature à sa guise, à ne reconnaître aucune référence qui déborderait sa vision unidimensionnelle et close. Il s'attribue des valeurs définies par lui-même. Au fond de lui, ayant coupé tous les liens qui le relient à une mémoire et à une transcendance, il est terriblement angoissé, parce que terriblement seul au sein de l'univers vivant. Il se complaît dans une espèce de relativisme qui dégénère souvent en cynisme ou en nihilisme." François Cheng dans De l'âme.


Je m'en vais maintenant broyer du noir.

Broyer du noir au sens premier, là où les peintres devaient créer leurs couleurs en broyant des matières pour faire des pigments dont l'invention devait rester secrète.

Broyer du noir comme Soulages : "Ils pensaient que je travaillais avec le noir alors que mon matériau est la lumière."


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