La Montagne dominait le site. Elle emplissait tout l’espace vertical des rêves de l’enfant.
D’ici, le triangle de pierre aimantait les regards. Les yeux étaient imperceptiblement attirés vers le ciel.
Au sommet, la végétation était à fleur de terre, courte, cassante, prête à s’enflammer.
La maison était positionnée en retrait, à une juste distance : elle souhaitait exister et se faire oublier. Pouvoir observer sans être vue. Près d’un siècle d’équilibre.
« Un jour, fiston, nous irons ensemble, tout là-haut. »
L’homme avait un peu plus de trente ans quand il devint père. Presque autant d’étés passés à patauger pieds nus dans la terre saturée d’eau, quand son oncle irriguait les parcelles, carré après carré, espaliers après espaliers, fixés par les murs de pierres sèches.
Pendant des semaines, les arbres retenaient leur souffle, groggy par la chaleur, haletant, suffocant, au bord de l’incendie. Les herbes rampaient, cherchant peine perdue l’ombre des feuillages, comme la maison celle de la Montagne. Seule la toute relative fraîcheur nocturne laissait entendre quelques soupirs, des corps et des troncs. Il n’était pas possible de différencier le noueux du tordu : ensemble, ils ne faisaient qu’un.
C’est à l’exact point de tension, juste avant la rupture, que l’on pouvait entendre au loin la délivrance, le bruit de l’eau, par le grondement des « acequias » ou celui de l’orage. L’eau fouettait la sève et le sang, imprimant, scarifiant. Orgueilleuse, elle se répandait emplissait, noyait, s’immisçait, emportait. La terre, elle, résistait encore, par vanité.
L’enfant qu’il fut, puis l’homme, assistait médusé au combat d’éléments.
Terres du trop ou du pas du tout qui forgeaient le caractère de ceux qui n’avaient pas pu choisir. Les autres s’étaient empressés de déguerpir depuis longtemps.
Terre et eau, deux couches non miscibles, un gâteau irréconciliable, une frontière insubmersible, soufflant le chaud et le froid. Vision de l’enfance, pieds sur terre, eau jusqu’aux chevilles.
Déjà la terre mollissait sous la plante. Elle s’humidifiait, se laissait pénétrer, lâchait prise, donnait naissance au trois. Ô joie de sentir entre les orteils la matière vivante, nouvelle, gluante, douce, tiède.
L’eau avait disparu, la terre n’était plus tout à fait elle-même.
La boue devenait, créait, révélait.
Un combat, une harmonie. Tout était dans tout. Et tout recommençait.
L’enfant savait intuitivement qu’il vivait là une vérité, il n’avait pas besoin de comprendre, seulement de revivre l’expérience indéfiniment.
Et régulièrement, son cœur se serrera quand il verra des adultes empêcher les enfants de sauter dans les flaques.
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Chaque année, père et fils revenaient en ce lieu. Cette histoire de Montagne faisait son bonhomme de chemin dans la tête du petit. Son regard s’éternisait parfois sur elle, scrutant les détails du relief. Végétation, roches, éboulis, parois, il traçait mentalement son chemin idéal.
Il y eut successivement un double mouvement de balancier. Alors que le fils était volontaire pour gravir la Montagne, le père temporisait, employait des mots comme patience, trop tôt, plus tard. Quand le père fut prêt, le fils employa les mêmes mots.
Grandir. Vieillir.
Des mots signifiant peut-être la même chose, l’expression de périodes de vie différentes, selon que l’on gravit la Montagne ou qu’on la redescende.
Insouciance, peur, confiance, un chemin de vie.
Après quelques étés funambules, le fils prononça les mots-clés : la voie était libre.
Ils s’étaient décidés à partir tôt un matin, vers 5h, à la fraîche, et avait choisi une nuit claire proche de la pleine lune. Il fallait pouvoir se repérer : il y avait bien un sentier jusqu’à mi-hauteur, qui poursuivait sa course à flanc de la Sierra Bernia dont la Montagne était une extrémité. Pour le reste, il allait falloir improviser.
Monter d’un côté de la Montagne en même temps que le soleil montait de l’autre. Et parvenir ensemble au sommet.
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Oiseau de nuit, le fils avait les yeux ouverts quand son père lui caressa les cheveux.
- « C’est l’heure, fiston. »
Chacun sa besace emplie d’une gourde et d’un « bocadillo », ils furent les premiers ce jour-là à imprimer leurs pas sur le chemin de poussière.
Ce lieu avait toujours eu une identité olfactive. La nature avait créé ici son propre parfum, complexe, distillant les essences dans son alambic végétal, attendant la nuit pour travailler à l’abri des regards. Subtil mélange où prédominait les fragrances du jasmin, du « galant de noche », du fenouil ou de la résine de pin.
Levant la tête tout en marchant, le père se figea : alors que la plupart déclinaient déjà face à l’aube naissante, une étoile énorme, scintillante, la plus imposante de toutes, se tenait exactement à l’aplomb du sommet de la Montagne. Il sourit, ému, et sans rien laisser transparaître, dit :
- « Tu as vu ? »
- « Oui papa... là, encore un !! C’est incroyable le nombre de lapins !! »
Ils étaient encore dans la partie basse, au milieu des pins. Le chemin poursuivait sa course en pente douce, tendant progressivement à l’horizontale. Il était temps de se décider à sortir du sentier battu. À affronter la verticale.
Ils commencèrent à gravir successivement plusieurs murets de pierres, contenant les terrasses en espaliers d’anciennes cultures d’amandiers. Le fils avait systématiquement une longueur d’avance. Son énergie rayonnait, débordait. Il attendait régulièrement son père. Tiraillé entre la base et le sommet.
(... à suivre)
Photographie : Bruno B.
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