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  • Photo du rédacteurBruno

Naissance d'un pont



Aujourd'hui, papa est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas. *

C'était un matin, assez tôt.

Nous avions passé une bonne partie de la nuit ensemble, à libérer la parole.

Chacun dans son petit lit, dans cette petite chambre, assez grande pour accueillir le monde que nous y déversions.

Lui, la vie, le temps qui passe, des souvenirs.

Moi, l'amour et son lot d'extrêmes.

Le noir avait cette lumière des esprits éclairés.

L'obscurité. Le silence. Et cette petite toux.

A peine éveillés, nous allions, les cheveux en écume.

Une tentative pour tromper la moiteur des murs qui transpirent.

Les pieds dans les cailloux polis multicolores, le sel aux lèvres de nos pensées, nous méditions face au large, debout sur la plage, recueillis dans ce juste milieu, entre le Chenoua et les ruines romaines de Tipasa, qu'éclairaient quelques rayons obliques.

Et il y eut cette pierre qui me regardait.

De la terre au ciel.

Ce regard, cette gueule-cassée.

Et cet étrange sourire.

Je la montrais à mon père.

Il la prit dans ses mains juste au moment où les mots sortirent de sa bouche :

- J'aimerai bien que tu me la donnes.

- Pas maintenant. Je te la donnerai, mais pas maintenant.

Nous partagions l'Algérie pour la première fois, de pied ferme, en ce mois d'avril 2006.

Cette pierre, je la lui remis quelques mois plus tard, pour son 62ème anniversaire, accompagné de quelques mots jetés sur une feuille blanche, pliée en quatre.

La maladie gagnait. Nous savions. Ou peut-être pas. Je ne sais plus.

Et cette petite toux qui avait disparu.

Il mourut le 15 juillet 2007.

Cette pierre passa de main en main des personnes présentes le dernier jour du reste de sa vie.

Je dépliais alors la feuille blanche pour que s'envolent les mots qu'elles contenaient.

Comme une respiration au monde.

La transmission avait eu lieu.

Une pierre de vie comme socle d'un pont.


* Inspiré des premiers mots de "L'étranger", d'Albert Camus


Photographie : Bruno B.

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